La présence d’Ophelia en ces murs n’avait rien d’exceptionnel, bien qu’il lui tardât de s’y considérer la bienvenue. Les murs du palais pesaient sur elle comme l’aurait fait un gardien attentif, les domestiques se faisant ses oreilles et les majordomes murmurant sa parole. Autant Fiore était-elle une ville chaleureuse, flamme vacillante dans le froid du Nord, autant Casalta lui semblait excessivement froide, ses brises marines printanières n’atteignant jamais tout à fait le palais qui trônait en son centre. Elle avait réussi à trouver dans ses quartiers la ferveur d’un peuple prospère, dans ses marchés la fougue des gens heureux et dans ses étoiles l’inspiration de poètes épris, mais le palais d’Améthyste, bien qu’il accueillie son Impératrice et amie Medea, bien qu’elle ait réussi à apprivoiser ses humeurs et ses caprices, lui était toujours étranger et même par moment hostile. Elle espérait que cela n’était qu’une impression passagère, la capitale ne l’effrayant plus comme elle l’avait fait par le passé, et chaque découverte d’un nouvel endroit insoupçonné d’où mieux observer le ciel, chaque conversation avec un domestique convivial était une victoire de plus en ce sens.
Cette fois encore, la souveraine avait invité la jeune Thorpe a passé les derniers jours du printemps dans sa demeure que les fleurs adornaient pour l’occasion festive. Elle devait s’avouer que l’herbe verte des prés entourant la capitale était comme un baume pour son cœur après les neiges éternelles des montagnes d’Arancia, bien qu’elle ne se déplut nullement dans son propre manoir. Ils avaient leurs propres célébrations également, mais celles-ci impliquaient davantage d’immenses feux et des conifères décorés que des bouquets de roses et des guirlandes de tulipes. Elle ne pouvait cesser de s’émerveiller des musiques qui parvenaient depuis la ville jusqu’au palais dont on pouvait enfin garder les vitres ouvertes. Même Medea lui avait semblé plus joyeuse, ses joues plus roses et son regard plus pétillant, elle qui possédait un contrôle si admirable de sa personne, lorsqu’elle l’avait reçue dans un de ses salons. Elles avaient dégusté des délices de la saison, Ophelia s’était laissé à confectionner une couronne de fleurs du panier qu’on lui avait offert lorsqu’elle avait traversé le marché, et malgré le silence qui régnait sur le labyrinthe de corridor en maître alors qu’elle les traversait seule, en quête d’une occupation, elle se sentait d’humeur à chantonner.
S’étant séparée de l’Impératrice pour quelques heures, le temps qu’elle s’occupe de tâches qu’elle devinait impossibles à ignorer, elle avait erré un instant, espérant trouver un domestique pour lui tenir compagnie ou une nouvelle aile à explorer. Puis, ce fut tout d’abord une odeur de roses qui lui rappela l’existence des jardins du palais, sans contredit l’endroit le plus accueillant de l’immense château. Entretenu par des jardiniers maîtres de leur art, il était sublime et ce peu importe le temps de l’année, mais le printemps annonçait un renouveau qui aurait rendu jaloux le plus aguerri des collectionneurs. Une petite brise amenait jusque dans l’enceinte du palais des odeurs divines qui eurent tôt fait de la guider vers sa prochaine destination.
Lorsqu’elle posa le pied sur la pâle céramique, ce fut cependant un son qui accapara toute son attention, davantage que la scène où les parfums. Une plainte, à la fois si douce et douloureuse, emplissait l’endroit comme seul maître de ce paradis qu’il souillait autant qu’il y donnait sa gloire. D’un accord à l’autre, la jeune femme sentie son cœur se serrer puis chavirer, avant de s’alléger tout d’un coup; un cortège d’émotions qu’elle ressentait avec violence, malgré toute la langueur de la pièce. Lorsque la chanson mourut sur l’archet du musicien, elle lui manqua aussitôt, mais elle n’avait pas réalisé où elle se tenait jusqu’à ce qu’une voix s’élève, une voix qu’elle connaissait.
Mademoiselle...Ophelia ?
Sursautant presque face à ce brusque retour à la réalité, elle prit un moment pour réaliser qu’elle s’était avancée jusqu’à la source de la mélodie, à peine dissimulée entre deux arbres pour faire face à nul autre que le prince. Sa chevelure du même améthyste caractéristique que sa sœur et ses manières royales ne laissaient aucun doute quant à la nature de la personne qui lui faisait face, quand bien même n’aurait-elle jamais vu le visage de son prince auparavant. Les joues rouges d’un embarras considérable d’avoir ainsi agi devant Alfio Loris Saltarelli, avec qui elle avait échangé quelques mots auparavant mais sans plus, elle s’inclina avec respect, se retenant de se confondre en excuses.
Oh, vous êtes arrivé au château ? Ah, pardonnez-moi si je ne vous ai pas accueillis. J'étais préoccupé.
Qu’il sourit ainsi était rassurant, bien que les apparences ne valaient plus grand-chose dans les jeux de la cour.
Pardonnez-moi mon Prince, je ne voulais pas vous surprendre ainsi. J’ai été guidée par la musique sans m’en rendre compte.
Elle se redressa, lui adressant un sourire sincère comme seule une noble encore ignorante des injustices et de l’hypocrisie de ses pairs pouvait le faire. Tout à fait galant, Alfio s’approcha d’elle, déposa avec délicatesse un baiser sur sa main avant d’enrober celle-ci des siennes, démontrant une proximité qu’elle devinait commune aux Saltarelli, vu la ressemblance entre son comportement et celui de sa sœur Medea.
Cela me fais un plaisir de vous voir. Comme toujours.
C’est un honneur, mon Prince. Je suis tout récemment arrivée à la capitale, ce matin, pour être exact.
Si cela n’avait pu être interprété comme de l’arrogance de sa part, elle lui aurait assuré qu’il n’avait aucune raison de s’en vouloir, au contraire. Que le prince lui-même désire se déplacer pour la visite d’une simple noble était un honneur auquel elle ne considérait pas avoir le droit. Qu’il lui demande de passer du temps avec lui fut encore davantage une surprise.
Voulez-vous passer un peu de temps avec moi ou bien Medea vous réclame bientôt ?
Ses yeux s’écarquillèrent de surprise, mais elle s’empressa d’acquiescer, un sourire de ravissement illuminant ses traits. Elle ignorait les motivations d’Alfio, et bien loin d’elle l’idée de les questionner, mais il lui semblait un jeune homme tout à faire agréable, même si elle s’avouait un peu angoissée à l’idée de côtoyer une autre personne au titre nettement supérieur au sien.
Ce serait un plaisir de vous accompagner, votre Altesse. L’Impératrice ne me requiert que pour le souper. J’espère cependant ne pas interrompre vos activités.
Elle regarda le superbe instrument, la mélodie hantant encore ses pensées.