Histoire -
Cette fois, tu ne nous échapperas pas, Mage Masqué !Vite ! Courir, plus vite que son ombre, plus vite que soi-même, plus vite que le vent. Gauche, droite, bifurquer sans cesse, tourner, encore, pour semer les poursuivants. La sueur qui brûle les yeux, l’adrénaline au cœur et le cœur aux tempes. La sacoche qui scie l’épaule, lourde de bijoux, de montres et de rubans de soie, d’objets de valeur à revendre sous le manteau pour quelques pièces, presque rien, une misère. Droite, gauche. Bousculer les badauds, éviter les gardes sous les piaillements et les ululements des passants. Les cris se font plus distants quand soudain, une impasse. Aucune issue, les toits sont hauts, les murs lisses, le corps trop fatigué pour espérer une escalade improvisée.
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Tu es coincé, Mage Masqué ! Nous te tenons enfin…Mage Masqué. Voilà la solution au problème. Vite ! Se concentrer, faire le vide, tendre son esprit comme une flèche. La chaleur familière dans le creux du ventre qui monte et se mêle au sang, doucement, l’air qui s’agite, la brise sur le visage – la brise qui n’était pas là avant -, les cheveux qui se hérissent sur la nuque. Essayer de canaliser cette énergie énorme qui se déploie, les picotements le long de la colonne vertébrale, la puissance monte, elle s’affole et…
Explosion. Une soudaine bourrasque balaye l’impasse, un mur de vent presque compact, hurlant comme mille loups affamés, renverse les hommes armés tandis que la silhouette fluette du Mage Masqué, projeté dans les airs, s’écrase sur un toit, dérape, parvient à se relever et disparaît.
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Maman ? Je suis rentré.Kazuyasu Roscius pousse la porte de la misérable chaumière qu’il occupe avec sa mère, quelques mètres en-dehors de Val Trevis. Yuuichi Hanako est là, assise au coin du feu. Chaque jour qui passe lui arrache un peu de sa beauté et de sa jeunesse, dessinant de ses griffes de nouvelles rides sur son visage doux, ternissant l’éclat de ses cheveux, voûtant sa stature. Mais la flamme qui brûle dans ses yeux, la flamme d’amour et d’espoir, n’en paraît que plus vive. Elle regarde sans rien dire son fils s’avancer vers elle, sale, boitillant, le bras droit pendant le long de son corps, cassé, très probablement. Très doucement, elle lui caresse les cheveux, embrasses ses joues maculées de boue et de sang.
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Dans quel état tu t’es mis, mon Kazu… Je t’en supplie, fais plus attention… Tu es la seule famille qu’il me reste.Elle le déshabille, le tâte à la recherche d’autres blessures, n’en constate aucune avec un soulagement évident. Kazuyasu a eu de la chance, cette fois. Après avoir servi à son fils un bol de soupe chaude, elle va chercher de quoi lui fabriquer une attelle.
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Tu es trop jeune pour tout ca, Kazu. Ce serait si simple si ton père était encore là…Le cœur de Kazuyasu se serre. C’est vrai. Tout était plus simple quand Donnel Roscius, soldat de l’armée d’Aelius, était encore en vie. Il leur procurait de l’amour, de l’argent pour vivre et surtout une protection. Maintenant qu’il était mort à la guerre, il n’y avait plus personne pour veiller sur eux. Pour veiller sur lui, Kazuyasu Roscius, le mage bâtard.
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Le Mage Bâtard ? Je préfère de loin le Mage Masqué, même si c’est un nom tout à fait ridicule.-
Moins fort ! Et si on t’entendait ?Mais il n’y a personne pour les entendre. Ils ont fait très attention à ce détail, comme à tous les autres. Assis sur le lit de l’auberge, ils s’étreignent, leurs lèvres se cherchent, se trouvent, se fuient pour s’embrasser de nouveau, plus fort. Kazuyasu sourit. Il n’en revient pas d’être aimé d’une fille aussi jolie. À la lueur vacillante de la bougie, il la dévore des yeux, son visage si agréable, sa longue chevelure, la carnation de sa peau et de ses lèvres, l’éclat de ses yeux intrépides. Elle le regarde, amusé, la main dans la sienne.
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Ton bras va mieux ?-
Ça va. J’ai connu pire, tu sais…-
Je sais. J’aimerais mieux ne rien savoir. Un voleur, magicien de surcroit ! Si on nous surprend, nous sommes dans de beaux draps, Kazuyasu.-
C’est pour ça qu’il faut que tu te taises…Il la bâillonne de ses lèvres avant qu’elle ne puisse protester. Dans ses bras, elle cède. Son odeur fraîche l’enivre, son cœur d’oiseau qui bat contre son torse résonne dans son crâne. Il a dix-sept ans, elle en a quinze ; ils ne résistent pas longtemps l’un à l’autre.
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Vous ne pouvez pas continuer comme ça. Tu en es conscient, j’espère.La chambre est sombre ; la respiration de la nuit, lente. Leurs deux corps, nus et encore brûlants, ne cessent de se frôler et de s’électriser. Ses mots flottent dans l’air. Il ne répond pas, les yeux ouverts sur les ténèbres veloutées. Les couvertures bruissent, son souffle chaud lui balaye la nuque. À nouveau des mots, froissés à son oreille.
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J’admire ta mère. Déjà du vivant de ton père, sa situation n’était pas facile… Un soldat d’Aelius qui faute avec une mukeshin !... Et qui donne naissance à un enfant marqué…En disant ses mots, elle glisse sa petite main, douce et fine, sur le ventre de Yasukazu, trouve le nombril du jeune homme et, de mémoire, trace l’étrange spirale qui s’en déroule, preuve inévitable de la magie qui pulse dans son corps.
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Elle a tout de suite compris que, le soldat Roscius mort, plus rien ne garantissait ta sécurité. Mais elle pourra économiser toute sa vie, elle ne rassemblera jamais assez d’argent pour vous permettre d’aller vivre à Akishino.-
C’est pour ça que je fais tout ça ! C’est pour ça que je vole, c’est pour ça que je tue, c’est pour ça que mes mains sont couvertes de sang…-
Ne t’énerve pas ! Je ne fais que dire la vérité, tu ne peux pas le nier. Quoi, je devrais prendre des pincettes parce que je t’aime ? C’est justement parce que je t’aime que je te dis tout franchement. Range ton masque, Mage Masqué. Tu vis dans la clandestinité depuis combien d’années déjà ? Et pour quel résultat ?-
Tais-toi. Comment tu peux me juger ? Notre relation dure depuis à peine un an, tu ne connais rien de ma vie, rien, toi tu es née avec le cul bordé de nouilles, une petite cuillère d’argent dans la bouche, tu ne connais rien au malheur, rien !Il s’est échauffé et le regrette déjà. Il sait à quel point ses mots sont faux, vides et cruels. Contre lui, elle est devenue raide, tendue comme la corde d’un arc.
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Je suis désolé… Je… Je t’aime, je…-
Je suis enceinte, Kazuyasu. Je porte ton enfant.*
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L’attelage galope à travers Sinople. Kazuyasu fait de son mieux pour ménager sa belle qui, plus pâle que jamais, respire lentement, les yeux fermés, une main sur son ventre si rond.
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Ça va aller. Je suis là, avec toi. Je serai toujours là. Nous pouvons encore fuir, ne jamais revenir, trouver un endroit où vivre tous les trois, heureux, loin des soucis…-
Non… Je t’ai déjà répondu. Je t’aime et j’aime cet enfant, notre enfant, mais… Je ne peux pas tout laisser derrière moi, ma famille, mes responsabilités. C’est impossible, Kazuyasu. Nous sommes impossibles.Il lui serre la main. Elle a raison, comme toujours. Lui n’est qu’un bâtard marqué, rien ne l’attend dans ce monde, il n’a rien à perdre. Mais elle… Elle est d’une famille noble, promise à un avenir de richesse et de luxe. À cause lui, la voilà contrainte de désobéir à son père (il frissonne, il sait que cet homme veut le tuer, il ne doit sa vie qu’au silence de cette fille si fragile qu’il tient dans ses bras), traversant les plaines pour accoucher loin du monde.
Une pierre sur le chemin bouscule le carrosse, un glapissement de douleur. Kazuyasu s’empresse, chuchote des mots de réconforts, embrasse, serre, caresse, un liquide chaud mouille sa jambe, «je perds les eaux», elle murmure, «je perds les eaux», «j’accouche», dans ses yeux mouillés de larme il voit la fin du monde.
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Exilée ? Comment ça, exilée ?Kazuyasu est fou, il ne comprend plus rien, hurle presque, sa poitrine est un trou béant d’où sourd une douleur innommable, il est à genoux, à ses genoux, suppliant.
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J’ai ordonné qu’on l’emmène le plus loin possible de moi. Je ne veux plus jamais poser mes yeux sur elle. Estime-toi heureux, elle aurait dû mourir.La fille qui se tient devant lui ne ressemble en rien à celle qu’il a aimé si follement. Elle est froide, glaciale même, dure. Ses mots sont comme des pierres, des morsures de lames tranchantes. Son regard croise le sien et alors il comprend. Il voit la brisure, la faille qui lézarde son cœur. Quelque chose en elle s’est brisé cette nuit-là, dans les hurlements inhumains, le sang, les pleurs.
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Je n’ai même pas pu la voir… Même pas pu la nommer… Comment…Quelque chose tombe devant lui. Une bourse, lestée d’or.
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Pars. Vas-t-en d’ici. Toi non plus, je ne veux plus te voir. Prends cet argent, va vivre à Akishino avec ta mère et fais-toi oublier. Tout ceci était une erreur. Adieu.*
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Concentrez-vous, Roscius. Le vent souffle à travers tout Hypérion, il voit tout, sent tout, entend tout. Et ce que le vent a à dire, vous pouvez l’écouter. Vous êtes un mage élémentaire, faites honneur à votre rang.Kazuyasu fronce les sourcils et ferme les yeux. La chaleur dans le ventre revient. Il a fait de considérables progrès auprès de ses professeurs, à l’Académie magique Mukeshin, mais ce n’est pas encore suffisant. Il a compris comment maîtriser le vent, maintenant il doit apprendre à le lire. Car ressentir les mouvements de l’air, c’est ressentir le mouvement autour de soi. Voir et anticiper les attaques, même de dos, même dans le noir. Quand on rêve d’intégrer une guilde comme les Mains d’Or, c’est un atout non négligeable.
La vie à Mukesha est autrement plus agréable qu’à Val Trevis, même quand on a le cœur brisé. Sa mère vit dans une belle maison à Akishino où elle profite d’une retraite anticipée mais méritée. Lui-même s’épanouit, dans ce royaume où ni son hérédité ni son don ne semblent poser de problèmes. Pour ne pas repenser à son passé (la pauvreté le vol le meurtre elle sa fille où est-elle à présent), il s’est lancé à corps perdu dans le travail.
Son reflet dans une vitre de l’Académie le surprend. Il s’arrête un instant. Le petit voleur chétif de Val Trevis a bien changé. Ce qu’il voit maintenant, c’est un homme, un combattant aguerri. Il pose une main sur son cache-œil, serre la mâchoire. La fuite à Akishino n’a pas été de tout repos. Il fallait bien qu’il paye un jour pour ses actes. Il a payé. De son œil.
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C’est Linh Yujin ! Et voici son époux ! Qu’il est beau, n’est-ce pas, très chère ?-
Ils le sont tous les deux, très chère…-
Beau mais paresseux, si vous me le permettez, mesdames ! Laisser ainsi le pouvoir à sa femme… Je vais vous dire, moi, je ne me sens pas en sécurité à Mukesha. Je trouve qu’à la cour d’Aelius…-
Nous y voilà ! Aelius, Aelius, toujours Aelius ! La vérité, mon ami, c’est que vous ne supportez pas l’idée que ce soit une femme qui…-
Très chère, regardez ! Ne serait-ce pas…-
Kazuyasu Roscius, mais si !-
Il n’y a pas de quoi s’étonner… La Main d’Or se doit de maintenir la sécurité de la famille royale en toutes circonstances. On murmure que plus de la moitié des invités ce soir ferait partie de la guilde, à cause de la présence des…Bavardages, mondanités, hypocrisie et faux-semblants… Tout cela fatigue Kazuyasu. Mais, fidèle à lui-même, il se montre d’une courtoisie exquise, consent à glisser quelques plaisanteries adroites, quelques anecdotes, une poignée de sourires ou de mains, mais toujours à l’affût. Et pourtant, ce soir, il n’est pas tout à fait lui-même. Quelque chose le distrait. Poliment, il prend congé, s’isole dans un boudoir désert et, après s’être assuré qu’il est bien seul, sort de sa poche une lettre froissée qu’il déplie et lisse.
« Tu es fou. Tu n’as donc pas compris la leçon ? Oublie cette fille, oublie sa mère. Cesse de les chercher. Tout ceci est bien trop dangereux. »
Il soupire, replie la missive et la glisse près de son cœur. Quinze ans et il n’a pas oublié. Elle non plus. Comment oublier ? Comment les oublier, l'oublier elle, oublier sa fille, le fruit de leur amour ? Encore une fois, elle a raison. Mais il ne renoncera pas. Plus jamais il n’abandonnera quelqu’un. Il en a fait la promesse.